L’homme semence – Violette Ailhaud

En 1852, la révolte en marche en France prive le petit village provençal où vit la narratrice de ses hommes. Plus de bras pour le travail, plus de naissances, plus de tendresse. Naît alors entre les femmes du village un pacte : le premier homme qui se présentera deviendra l’homme de toutes. Il prêtera sa force, il nourrira les ventres afin que la vie ranime la petite communauté.L’histoire de ce manuscrit est aussi auréolé de mystère que le récit qu’il renferme. Légué à une descendante par l’autrice, ce court texte, rédigé en 1919, prend des allures de fable. Récit d’une femme que la vie rattrape alors que le destin l’avait entourée de morts, L’homme semence est un texte charnel, empreint de poésie, débordant de vie. C’est aussi le récit de la puissance sororale car à ce pacte conclu entre femmes, jamais aucune ne dérogera, même quand les sentiments que l’on croyait à jamais éteints agitent les cœurs.

L’homme semence de Violette Ailhaud. Editions Parole, collection Main de femme/ 2006.

Ghost Town – Kevin Chen

En donnant successivement naissance à cinq filles, la famille Chen semble maudite. Dans cette société taïwanaise qui n’honore que les garçons, A-Chan ne se déclare pas vaincue et finit par donner naissance à deux fils. Mais ces garçons tant attendus ne lui apporteront pas l’honneur qu’elle espérait. La prison pour l’un, l’homosexualité et un meurtre pour l’autre. Autant parler de malédiction. Alors qu’A-Chan vient de rendre son dernier souffle, Chen Tienhong, le dernier-né, sort fraichement de prison à Berlin où il est exilé depuis plusieurs années et décide de rentrer dans son village natal de Yongjing. Un retour qui fait remonter les souvenirs des désirs naissants, des violences, des mots coupants de la mère, d’une sexualité invivable. Mais c’est aussi tout le monde autour de Chen Tienhong qui se dévoile : l’histoire de ses cinq soeurs qui ont tenté d’exister dans cette société qui ne voit dans les femmes que des épouses potentielles.
Ghost Town de Kevin Chen est un roman dense, difficilement réductible à un résumé tant il mêle, à travers l’histoire de Chen Tienhong et de sa famille, divers destins. Aux histoires des différents personnages s’entremêlent les voix des fantômes, de celles et ceux déjà partis mais jamais bien loin. Mais finalement qui sont les vrais fantômes : ceux que la mort a déjà enlevés ou ceux qui sont restés, empêtrés dans des vies qu’ils ne semblent jamais avoir complètement choisies ? Comme effacés, absents à eux-mêmes, chacun semble habité par les traumatismes, vivre dans une forme de peur, errer dans un monde qu’il peine à habiter. Il s’agit de trouver sa place dans une société qui ne vous en laisse pas, de vivre au milieu de morts trop présents, de tenter d’exister sous les masques et le vernis qui se craquelle.
Comme un écho à l’histoire de l’île de Taïwan, la destinée de la famille Chen semble prise dans des rets qui étouffent, empêchent et coupent les ailes. Une voix de la littérature taïwanaise à découvrir pour ce qu’elle livre en creux de la société, pour ce qu’elle évoque des valeurs et des croyances, pour ce qu’elle révèle de violence rentrée dans les rapports humains.

Ghost Town de Kevin Chen (traduit du chinois (Taïwan) par Emmanuelle Péchenart). Editions du Seuil/ 2023.

Éloge des fins heureuses – Coline Pierré

Éloge des fins heureuses fait la part belle à l’optimisme. Non pas un optimisme béat qui en oublierait le réel mais un optimisme qui aide à dépasser ce réel, à être au monde sans s’engluer dans le pessimisme ambiant. Coline Pierré en appelle à la puissance de l’imaginaire pour envisager d’autres possibles. Imaginer des fins heureuses aux fictions qui nous accompagnent, ce n’est pas forcément baigner dans un sirop de romantisme (et quand bien même ?), nager dans le sucre d’un bonheur sans nuages, mais ouvrir de nouveaux horizons, offrir aux héros et héroïnes de cinéma et de papier la capacité de mener leurs combats, de se déployer. C’est imaginer d’autres fictions qui aideront spectateurices* et lecteurices à se construire, à s’autoriser à rêver plus grand et plus haut.

Dans cet essai poétiquement politique, Coline Pierré n’exhorte aucunement à faire fi du réel mais invite plutôt à utiliser l’imagination, cette “première forme d’action politique”, et donc la fiction pour apporter “un regard neuf sur la réalité.” Cinéastes, auteurices détiennent un pouvoir immense : celui de faire rêver la société, d’ouvrir des trous de lumière quand le monde autour semble en train de s’effondrer. Une élève m’a dit récemment : “dans les livres, il y a tout, toutes les histoires, toute la vie”. Oui, et bien plus encore : tous les possibles de la vie.

Un court essai enthousiasmant qui interroge notre rapport au monde, notre place de lecteurice/ spectateurice, le rôle des créateurices de fiction et illumine résolument le regard. A découvrir !

Éloge des fins heureuses de Coline Pierré. Éditions Daronnes/ 2023

[*Je reprends ici le langage inclusif utilisé dans le texte de Coline Pierré parce qu’il porte en lui une réalité tangible et qu’il sert également le propos de l’auteurice. Et finalement, plus je lis et utilise (encore peu) cette forme d’écriture, plus elle me paraît une évidence, en complète adéquation avec mes convictions féministes.]

A lire : la belle chronique de Moka : https://aumilieudeslivres.wordpress.com/2023/03/26/eloge-des-fins-heureuses-coline-pierre/

Musée Marilyn – Anne Savelli

Tu aimes qu’on te regarde, rien à faire.
Tu ne sais pas comment regarder ailleurs.

Bienvenue au Musée Marilyn ! Anne Savelli y a imaginé une exposition temporaire, immersive comme une longue déambulation saturée d’images de l’iconique Marilyn Monroe. Des centaines, des milliers de photos que vous, moi, toutes et tous connaissons et qui racontent Marilyn. Mais quelle Marilyn ?

Norma Jean, jeune ouvrière repérée pour faire rêver les soldats ? Marilyn, sans véritable nom encore, pin-up aux innombrables clichés en maillot de bain ? Marilyn rhabillée qui se rêve actrice dans un Hollywood qui l’attire et la dévore ? Marilyn des Unes ? Marilyn épouse de Di Maggio, de Miller, amante réelle ou fantasmée ? Marilyn intime, au travail, en promo, en promenade, à la ville, à la campagne, en studio. Marilyn qui irradie, capte la lumière. Marilyn qui dissimule les ombres. Marilyn qui pose comme personne : chacun derrière les objectifs s’accorde à le dire, même quand ils inventent, même quand ils s’emmêlent dans les dates, même quand ils s’arrangent un peu avec la vérité.

Alternant avec la présentation du guide de cette exposition hors-norme, la voix de la narratrice-spectatrice tisse, à travers un tutoiement tendre, un lien avec l’iconique star, la révélant fille, femme et compagne de sororité. Plus qu’un simple album feuilleté de ces images tellement vues de Marilyn Monroe, Musée Marilyn se révèle une incroyable plongée dans l’histoire de la photographie des années 40-60, une incursion dans les coulisses du cinéma, un regard jeté derrière le rideau des studios où se fabriquent les stars de papier glacé.

« […] Marilyn mène à tout. Marilyn est un fil, un faisceau, un tunnel. » Anne Savelli le prouve avec talent et intelligence dans ce livre inclassable à la fois mine d’informations – fruit d’années de recherches – et récit sensible, tant elle a su approcher au plus près la mythique Marilyn.

Musée Marilyn d’Anne Savelli. Éditions Inculte/ 2022.

Quand tu écouteras cette chanson – Lola Lafon

Lorsque les éditions Stock proposent à Lola Lafon l’expérience d’une « nuit au musée », lui vient soudainement le choix du lieu comme une évidence ou plutôt comme une urgence. Ce sera L’Annexe à Amsterdam : cette cache où vécurent Anne Franck, ses parents, Otto et Edith, et sa soeur Margot pendant plus de deux ans. Rejoints par d’autres Juifs menacés de déportation, ils auront été jusqu’à huit à partager la promiscuité d’une vie étouffée dans moins de 40 m2 des mois durant. L’expérience de cette nuit singulière vient percuter l’histoire tue de Lola Lafon : celle de la déportation et des exils de ses propres aïeux. Une histoire, une réalité fantômes que l’autrice s’est toujours appliquée à tenir à distance. Mais, dit-elle, les fantômes ont le temps, ils patientent tranquillement et apparaissent quand on ne les attend plus, lorsque l’on croit qu’ils nous ont oublié·es à force d’indifférence.


Alors pour préparer et vivre cette nuit à L’Annexe, Lola Lafon va les affronter ces fantômes, ceux des disparus, ceux des « revenus » aussi, ayant laissé là-bas, ailleurs, un peu d’eux-mêmes. Quand tu écouteras cette chanson est le double récit d’Anne Franck – cette adolescente au destin pris dans les filets de l’Histoire et de la haine et que tout le monde croit connaître – et de Lola Lafon, fille de Roumanie et de France, aux racines fragilisées par l’Histoire.

Lorsqu’on me demandait d’où je venais, je faisais le tri de ce qui me semblait acceptable.


Naît de ces réminiscences volontaires un texte émouvant – à n’en pas douter le plus personnel de Lola Lafon et en cela le plus bouleversant – où l’autrice réhabilite, derrière la figure désincarnée d’Anne Franck à force d’idolâtrie, l’adolescente débordante de vie, à la plume talentueuse et à la conscience particulièrement aiguisée sur ce qui se joue pour les siens, de cette judéité persécutée, de la destruction en marche. Elles ont en commun l’écriture, une religion et des déchirements. Un texte avec lequel Lola Lafon met aussi enfin des mots sur les trous de silence de sa propre histoire, pour enfin « faire place à ceux qu’on dit avoir perdus ».

Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu’on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n’est plus. Pour dire, comme le petit rond rouge sur un plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s’étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps.

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon. Editions Stock, coll « Ma nuit au musée »/ 2022.

Indian Creek – Pete Fromm

En acceptant de venir ici, j’avais dans la tête une vague idée de liberté : n’obéir à personne, ne faire que ce que je voulais. Il me semblait maintenant avoir négligé le fait tout simple que, même si je pouvais faire tout ce qui me chantait, et à n’importe quel moment, il n’y avait rien à faire.

En se retrouvant seul devant la tente qui sera son habitat pendant les sept mois à venir, le jeune Pete se remémore, un peu effrayé, les circonstances qui l’ont mené là. Si ses rêves d’aventure et de grands espaces n’y sont pas étrangers, c’est surtout sa naïveté et sa capacité à l’incertitude qui semblent avoir mené le jeu. Et c’est ainsi que le jeune homme est embauché à la surveillance des œufs de saumons à Indian Creek, en plein cœur des Rocheuses. Sept mois de solitude en pleine nature avec un poêle, une tente et une jeune chienne.

J’étais venu ici pour avoir une histoire à raconter, mais il se passa un certain temps avant que je ne trouve quelque chose à dire. 

Désormais classique du nature writing, Indian Creek raconte la nature dans ce qu’elle peut avoir à la fois de plus hostile et de plus enchanteur. Avec beaucoup d’autodérision, Pete Fromm relate cette expérience unique qui a contribué à faire de lui l’écrivain d’aujourd’hui. Son récit teinté d’humour ne cache rien des difficultés rencontrées dans l’isolement et la rigueur de l’hiver. Petit à petit, le jeune homme inexpérimenté va apprendre à apprivoiser la nature environnante, à l’écouter, à se laisser surprendre par sa beauté, à observer les moindres changements. Et lors de ces mois de solitude, c’est aussi lui-même que le jeune Pete va découvrir.

Après un hiver passé à rêver de m’échapper quelques jours, je n’avais plus envie de sauter dans mon camion pour m’en aller. Je restai dans la montagne à regarder le printemps s’installer et transformer mon univers.

Coup de cœur pour cette lecture dépaysante, sortie de ma PAL pour le #challengegallmeister de Chinouk & Readlookhear !

Indian Creek de Pete Fromm [traduit de l’américain par Denis Lagae-Devoldère]. Editions Gallmeister, collection Totem/ 2010.

Et une sortie de PAL, une !
Et une nouvelle escale dans le Tour du Monde en 80 livres imaginé par Bidib

Simone et moi – Simone F. Baumann

Ce pavé graphique regroupe une partie de travail de l’artiste suisse Simone F. Baumann, initialement paru en fanzine. De courts épisodes comme autant d’entrées dans le fort intérieur de Simone, jeune femme d’une vingtaine d’années, où se mêlent angoisses diurnes et cauchemars nocturnes. Vivre, affronter chaque jour le monde est une épreuve. Enfant déjà, Simone s’était créé un rituel de petits gestes, d’interdictions quasi maléfiques : de tics en TOC, l’alter ego de l’artiste sombre dans la dépression.
Trait noir et ambiance morose et violente mettent en images l’angoisse, l’hypersensibilité, la difficulté à être au monde. Simone se cogne au mur de la « normalité » qu’attendent d’elle notamment ses parents.

Fais donc au moins un truc positif, une BD avec du bonheur et de la joie.

Alors peut-être dans le dessin, dans l’autobiographie fragmentée trouve-t-elle le courage de continuer, une manière d’affronter les regards un peu plus apaisée. Le livre ne le dit pas mais le travail de Simone F. Baumann fait assurément mouche par la sincérité de cette mise à nu et le pouvoir d’évocation de ses planches à l’encre de chine. Un autoportrait expressif qui concentre les appréhensions, les incertitudes quand on se tient au bord du gouffre entre enfance et âge adulte.

Simone et moi de Simone F. Baumann [traduit de l’allemand (Suisse) par Martin de Halleux avec la complicité de Thomas Ort]. Editions Martin de Halleux/ 2021.

Cette semaine, c’est chez Moka que ça se passe !

Beauté – Kerascoët & Hubert

Lasse de son physique ingrat et de son fumet de poisson, la jeune « Morue » se désespère. Elle se rêverait bien aussi belle que les princesses promises aux rois. Mais entre sa basse extraction et sa laideur, aura-t-elle un jour droit à l’amour, se lamente-t-elle. Il n’y a bien que Pierre qui ne se moque pas d’elle et semble même franchement l’apprécier. Ce qui n’est d’ailleurs pas au goût de la mère du jeune garçon qui rêve meilleur – en tout cas plus joli – parti pour son fils. Un jour de grand désespoir, au bord de l’étang, Morue défait, par le hasard d’une larme versée, un sort. Elle libère ainsi la fée Mabel qui lui promet en remerciement d’exaucer un vœu. Et puisque sa modeste condition ne lui a pas donné le droit aux fées au-dessus du berceau, Morue demande ce qui lui fait tant défaut et qui, croit-elle, changerait sa vie à jamais : la beauté. La jeune fille ne croit pas si bien dire puisqu’à peine le sort jeté, chaque regard croisé ne voit plus en elle que la plus belle créature que la terre ait portée. Un vœu exaucé qui se révèle une véritable malédiction. Car les hommes ne peuvent, devant tant de perfection, se contenir et quelque soit leur âge, ils n’ont plus qu’une idée : la posséder, violemment, rageusement, férocement. Ils n’ont que faire de son consentement. Devant le chaos hormonal et sexuel, les femmes chassent Morue et sa mère du village. C’est en tentant d’échapper à ses incontrôlables agresseurs que Morue fait la connaissance d’Eudes, jeune chevalier, lui aussi tombé sous le charme. Il la rebaptisera « Beauté ».

Tu veux tout et son contraire.

Si Beauté a désormais ce dont elle rêvait et un homme qui l’aime, la jeune femme s’ennuie chaque fois que son amant doit aller chasser et s’occuper de ses terres, bref bosser quoi. Alors, lorsque c’est pour la guerre qu’il la quitte avec force promesses de retour, Beauté se languit tant et plus que d’impatience en mauvais conseils, elle va chercher d’autres bras pour se consoler. Et pas n’importe lesquels : ceux du roi en personne, qui, lui aussi ensorcelé au premier regard, est prêt à renier reine et rejeton princier pour les beaux yeux et les promesses d’amour et de plaisir de Beauté. Mais rien n’est simple avec Beauté. Et si la vie dont elle a tant rêvé n’était qu’une illusion ? Si le roi met tout en œuvre pour lui fabriquer un monde idéal, il n’en demeure pas moins qu’il a un royaume à gérer et une guerre à affronter. Mais le sort qui enveloppe Beauté et les intrigues de cour compliquent la donne et font tourner les têtes, quand elles en tombent pas.

Quel plaisir de retrouver dans cette série le trait et les couleurs d’Hubert ! Décidément cet artiste avait le talent de suggérer tellement dans ses dessins. Inconstance et mensonges jalonnent ce conte et cette duplicité est merveilleusement rendue graphiquement : le dessin d’Hubert rappelle sans cesse que sous les traits parfaits de Beauté se dissimulent Morue et ses oreilles décollées, ses traits ingrats, son besoin de plaire, sa peur de ne pas être aimée, à l’origine de bien des catastrophes. Personnage à l’innocence frôlant la bêtise, sans cesse ballotté entre un fantasme de vie et la réalité, Morue se cogne régulièrement aux conséquences de ses choix peu réfléchis. Rêvant que le monde qui l’entoure soit synonyme de beauté, la jeune femme se retrouve entourée au fil de ses aventures d’une extrême violence. Pourtant, elle semble rarement en tirer des leçons et c’est peut-être là que le bât blesse un peu côté scénario. Les mésaventures semblent se répéter pour arriver à un dénouement que j’ai trouvé très (trop ?) hâtif. Une lecture somme toute bien agréable et un vrai coup de cœur coté graphique, malgré un bémol pour le troisième tome que j’aurais préféré un peu plus appuyé sur l’évolution de Morue/ Beauté.

Beauté – 1. Désirs exaucés (2011), 2. La Reine indécise (2012), 3. Simples mortels (2013). Éditions Dupuis.

Cette semaine, les bulles sont à retrouver chez Stephie !

Un poisson sur la lune – David Vann

Lorsque Jim Vann débarque en Californie, ce n’est pas pour un voyage d’agrément. En pleine dépression, ses tendances suicidaires font de lui un homme dangereux, avant tout pour lui-même. Aussi son frère Doug est-il chargé de veiller sur lui, entre rendez-vous chez le psychiatre et visites familiales. Pour Jim, chaque instant est le dernier : les derniers câlins à ses enfants, la dernière visite à ses parents bien que chacun.e dans sa famille essaie de le rattacher à la vie. Mais sa profonde dépression et son humeur qui joue au yoyo le rendent exécrable, provocateur en diable, en proie aux obsessions. Dentiste aux revenus plus que confortables, Jim n’est plus aujourd’hui qu’un homme poursuivi par le fisc, isolé dans sa maladie et sur les terres glacées de l’Alaska, qui se retourne à regret et impuissant sur ses deux mariages avortés, sur le père qu’il ne sait pas être, sur les choix qui l’ont peut-être conduits là.

– J’ai essayé, Papa, dit Jim. C’est ce que j’ai envie que tu saches, je crois. Je ne me suis pas simplement effondré. J’ai lutté pendant des centaines, peut-être des milliers d’heures.

– Ce n’est pas une lutte, dit son père. C’est la vie. On la vit, c’est tout.

– Ce n’est pas une raison suffisante.

Jim, terrible double littéraire du propre père de David Vann, habitait déjà l’œuvre de l’auteur américain, dans Sukkwand Island notamment ou encore dans les nouvelles du recueil Le Bleu au-delà (chez Gallmeister). Jim, c’est aussi ce père qui s’est suicidé alors que son fils avait 13 ans, marquant à jamais le jeune David. Dans ce roman aux frontières du réel, David Vann explore le fatal mécanisme de l’auto-destruction et nous plonge, trois jours durant, dans un véritable enfer : celui d’un homme à la conscience aiguë qui a renoncé, le sait, le dit, se heurte au refus de ceux qui l’entourent. Un livre pas toujours aisé à lire tant il nous entraîne dans les obsessions, à la fois dérangeant et captivant par son capacité à faire entendre le cri assourdissant d’un homme plongé dans la plus noire des nuits.

Un poisson sur la lune de David Vann [traduit de l’américain par Laura Derajinski]. Editions Gallmeister/ 2019.

Une lecture pour le #challengegallmeister (à retrouver ici) et l’occasion de sortir un livre de ma PAL pour l’objectif PAL d’Antigone.

Véro – Edmond Baudoin

Voilà un livre qui sommeillait dans ma PAL depuis je ne sais combien d’années. Il m’avait été offert en raison de son titre. C’est peut-être cette anecdote qui me l’a fait plus ou moins – mais jamais tout à fait – oublié. Il y a deux jours je l’ai vraiment ouvert, et puis je me suis assise et avec William j’ai plongé, dans sa banlieue pourrie où chacun rêve d’évasion à sa façon, derrière les façades tristes au coin desquelles on peut tomber sur les flics. J’ai vu sa douceur : le regard qu’il pose sur le SDF quand plus personne ne semble le voir, la promesse au vieil Antoine, et puis son amour pour Véro. Mais Véro, elle aime aussi l’héroïne. Et William n’a plus envie de partager.


Comment parler de ce récit à la fois court et d’une si grande densité ? Le trait de Baudoin imagine des contours mouvants à ce personnage touchant. La tête comme prise dans une cage, William se confond parfois avec ce qui l’entoure, comme si son quartier tout entier le contenait, le contraignait. Il se fond dans les rencontres aussi. Il s’imprègne de la douceur ici, d’une sensation de liberté là. Parce qu’il aime à croire, William, malgré tout ce qui se dresse, malgré tous ceux qui le pressent, qu’ « y’a pas des prisons partout ». Alors sa liberté, il va se l’offrir.
Un superbe petit récit graphique où se déploie tout le talent d’Edmond Baudoin quand sous son trait sombre naît une incroyable poésie.

Véro d’Edmond Baudoin. Editions Mécanique Générale – Les 400 coups/ 2005 (1ère édition en 1998 chez Autrement) – [épuisé]

Les lectures pour ce premier rdv BD de l’année sont à retrouver chez Moka.
Et cette sortie de (vieille) PAL inaugure aussi le 1er objectif PAL de 2022, l’immanquable RDV organisé par Antigone.